La Nation Bénin...
Dans de nombreuses régions du monde, il devient chaque jour plus difficile d’accomplir la mission fondamentale du journalisme : collecter des faits et vérifier l’information. Cela devient aussi infiniment plus dangereux.
Lors des six premiers mois de 2025, le climat auquel sont confrontés les journalistes s’est assombri à un niveau inédit depuis des décennies, marquant une escalade coordonnée de violences, d’intimidations et de censures.
Le tissu même des sociétés est déchiré par ce qui s’apparente, dans bien des cas, à des campagnes délibérées et méthodiques visant à saper les faits, socle de notre réalité commune. Il n’est plus nécessaire de démontrer que quelque chose est faux : il suffit de salir sans relâche, de semer le doute, d’entretenir des théories complotistes. Les algorithmes des réseaux sociaux se chargent souvent du reste.
Pour l’Agence France-Presse (Afp), agence mondiale d’information dont les équipes sont présentes sur tous les continents, les chiffres sont éloquents : 25 incidents graves ont concerné des journalistes travaillant pour nous au cours des six premiers mois de cette année. C’est plus que sur l’ensemble de l’année 2024.
Mais ces agressions, arrestations, expulsions ou fuites forcées de journalistes ne reflètent qu’imparfaitement l’ampleur de l’attaque, partout dans le monde, contre le droit du public à être informé.
La géographie de la violence et de l’intimidation s’élargit. La montée des pratiques autoritaires et des discours populistes visant explicitement la presse aggrave la situation. L’impunité croissante des forces de l’ordre - confortée par le climat politique prévalant - rend désormais les agressions physiques contre les journalistes banales. Et ce phénomène ne se cantonne plus aux États réputés fragiles: il se manifeste aussi dans des démocraties établies et dans des pays ayant de longues traditions de liberté de la presse, signalant un basculement inquiétant.
Traditionnellement, les journalistes s’identifiaient lors de manifestations ou d’événements publics, pensant que cette visibilité leur assurait protection et légitimité. Désormais, ces signes distinctifs deviennent des cibles. L’an dernier, nos reporters ont été pris pour cible de manière violente lors de manifestations en Turquie, en Argentine et aux États-Unis. Tous étaient clairement identifiés comme membres de la presse. Tous sont convaincus d’avoir été attaqués précisément pour cette raison.
Dans de vastes régions du monde, le journalisme disparaît de fait. L’intimidation et les menaces sont devenues ingérables. Nous avons vu des journalistes contraints à fuir à travers le Sahel en Afrique de l’Ouest, mais aussi en Amérique centrale, au Nicaragua et au Salvador. En Europe centrale et orientale, nos fact-checkers reçoivent régulièrement des menaces de mort et subissent des campagnes visant à les intimider et à les réduire au silence.
Le signal vient souvent d’en haut. La présidence argentine publiait ainsi l’an dernier sur les réseaux sociaux : « Nous ne haïssons pas encore assez les journalistes. » Le Forum du journalisme argentin a comptabilisé 179 agressions contre des professionnels des médias en 2024.
Et puis il y a Gaza. Le Committee to Protect Journalists (Cpj) estime que près de 200 journalistes y ont été tués au cours des deux dernières années. L’organisation pointe plus de vingt cas où elle considère que des individus ont été délibérément pris pour cible. Certains journalistes collaborant avec l’Afp à Gaza refusent de porter leurs gilets pare-balles de peur qu’ils ne les désignent comme cibles. Ils témoignent également que les habitants redoutent leur proximité, persuadés que les journalistes sont visés. Mais peut-être le plus frappant est-il de constater combien peu de gouvernements, y compris parmi ceux qui prospèrent grâce à la liberté de la presse, osent élever la voix pour défendre les faits, la vérité et la liberté d’informer. Beaucoup de journalistes courageux et dévoués se sentent aujourd’hui terriblement seuls.
Cette offensive contre le journalisme et cette entreprise de déstabilisation des faits surviennent alors que la gestion de nos vies numériques bascule progressivement vers de puissants outils d’intelligence artificielle générative. Ces technologies recèlent un potentiel extraordinaire pour l’acquisition de connaissances et le progrès humain, mais elles sont déjà utilisées pour saturer notre écosystème informationnel de contenus mensongers ou fabriqués de toutes pièces.
Nous sommes à un point de bascule. On parle souvent, presque avec désinvolture, d’un « monde post-vérité». Le journalisme est imparfait: il peut se tromper. Mais l’ambition sincère de collecter des informations et de rechercher la vérité est indispensable au bon fonctionnement de nos sociétés. Plus que jamais, il nous faut défendre les faits. Car il ne peut exister d’alternativen
Phil Chetwynd, Le directeur de l'Information de l'AFP
Phil Chetwynd