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Au carrefour des neurosciences et de la psychologie, la neuropsychologie éclaire sur la façon dont les émotions façonnent nos décisions, nos apprentissages et nos comportements. Fabrice Pastor, neuropsychologue, formateur et conférencier nous guide à travers cette exploration passionnante du cerveau et de ses interactions invisibles.
La Nation : Pourquoi se souvient-on mieux des événements marqués par de fortes émotions ?
Fabrice Pastor : Sur le plan cérébral, cela s’explique notamment par l’action conjointe de plusieurs structures, en particulier l’amygdale et l’hippocampe. L’hippocampe agit comme une sorte de « secrétaire de la mémoire » : il enregistre et organise les souvenirs. Mais lorsqu’une situation est chargée d’émotion comme la peur, la joie intense, la tristesse ou la colère, l’amygdale s’active fortement et envoie un message d’alerte à l’hippocampe, un peu comme pour dire : « ceci est important, retiens-le bien ».
Mais ce n’est pas automatique. Même si une émotion intense peut favoriser la mémorisation, si elle devient extrême, elle peut au contraire brouiller la précision du souvenir ou fragmenter sa restitution.
Comment un Avc ou un traumatisme crânien peut-il altérer la reconnaissance des émotions chez autrui ?
Lorsqu’un accident vasculaire cérébral (Avc) ou un traumatisme crânien survient, ces régions peuvent être touchées. Ce qui peut perturber la capacité à décoder les signaux émotionnels.
Par exemple, une lésion dans les zones frontales peut réduire l’empathie et rendre difficile l’interprétation d’un sourire ironique ou d’un visage triste. Certaines personnes qui ont eu un Avc disent parfois « ne plus voir » la tristesse dans les yeux de leurs proches, ou confondre la colère et la surprise.
La recherche a montré, grâce à l’imagerie cérébrale notamment, que certaines régions sont essentielles pour identifier les émotions : l’amygdale pour la peur, le cortex orbitofrontal pour évaluer l’expression faciale dans son contexte, ou encore les régions temporales pour reconnaître la voix et l’intonation. Mais il faut préciser que ce réseau est plus large, d’autres zones comme le cortex cingulaire antérieur, par exemple, participent aussi à l’intégration de l’information émotionnelle et à la régulation de la réponse. Quand ces zones sont endommagées, les indices affectifs deviennent plus difficiles à interpréter.
Les conséquences au quotidien peuvent donc être importantes parce que si l’on ne perçoit plus la peur dans la voix d’un enfant ou la colère dans le visage d’un collègue, les malentendus vont se multiplier. Cela ne touche pas seulement la communication, car les relations familiales et sociales peuvent aussi en être profondément fragilisées. Ces difficultés, souvent invisibles, peuvent amener à un isolement si elles ne sont pas reconnues.
Il est important de souligner que ces troubles ne signifient pas que la personne ne ressent plus d’émotions, mais qu’elle a du mal à les décoder. Heureusement, grâce à la rééducation et à l’accompagnement, il est possible de compenser en partie ces difficultés, en apprenant par exemple à se baser davantage sur le contexte verbal que sur les signaux faciaux.
En quoi les émotions, comme le stress, influencent-elles notre attention et notre mémoire au quotidien ?
Nos émotions influencent directement la manière dont nous percevons le monde et retenons les événements. Le stress, en particulier, illustre bien ce lien étroit entre émotions, attention et mémoire.
Lorsqu’une situation perçue comme menaçante arrive, le corps libère rapidement de l’adrénaline et du cortisol. Ces hormones mettent le cerveau en alerte et modifient le fonctionnement du cortex préfrontal, qui régule normalement notre attention et notre capacité à planifier. A petite dose, ce mécanisme améliore la vigilance : nous devenons plus concentrés sur les détails pertinents et plus efficaces pour retenir une information. C’est ce qui explique qu’un étudiant légèrement stressé avant un examen peut être plus attentif et mémoriser plus facilement.
Mais ce même mécanisme peut se retourner contre nous. Quand le stress est trop intense ou chronique, la concentration devient alors plus difficile, la mémoire de travail sature et il devient compliqué de gérer plusieurs tâches à la fois. Beaucoup de personnes sous pression connaissent cette impression de « trou de mémoire», ou de ne plus réussir à retrouver une information connue pourtant par cœur.
Le paradoxe est que le stress peut agir comme un catalyseur ou un saboteur de la mémoire selon son intensité et sa durée. A court terme, une émotion modérée peut aider à se focaliser et à retenir. Mais à long terme, un état émotionnel négatif répété comme l’anxiété, l’inquiétude constante, voire la surcharge mentale, érode les capacités cognitives.
Il faut ajouter que les émotions positives jouent aussi un rôle. Etre joyeux, enthousiaste ou motivé favorise la créativité et la flexibilité mentale, mais à l’inverse, une humeur triste ou anxieuse peut restreindre notre champ attentionnel. Alors, nous voyons moins d’options, et nous sommes plus fixés sur les problèmes que sur les solutions. Bien sûr, chacun réagit différemment et ce qui stimule certains peut bloquer complètement d’autres.
Quels tests permettent d’évaluer les liens entre émotions et cognition, et à quoi servent-ils dans la vie courante ?
Pour comprendre comment émotions et cognition s’entremêlent, les chercheurs et les cliniciens utilisent quelques outils neuropsychologiques.
On peut par exemple citer le Stroop émotionnel. Dans ce test, vous devez nommer la couleur dans laquelle est écrit un mot. Facile, tant que les mots sont neutres, comme « chaise » ou « arbre ». Mais si le mot est « peur » ou « mort », la plupart des gens ralentissent. L’émotion capte l’attention malgré nous et impacte notre performance. Ce test, utilisé depuis des décennies, montre que nos réactions touchent nos capacités cognitives, même dans des tâches simples.
Un autre outil se base sur la reconnaissance faciale des émotions. On présente des visages exprimant la joie, la colère ou la tristesse, et l’on demande au participant de les identifier. Si cette tâche paraît banale, elle devient révélatrice lorsqu’une personne confond systématiquement colère et surprise, ou ne perçoit plus la tristesse dans les yeux de l’autre. Ce type de test est intéressant pour comprendre les difficultés relationnelles après un Avc, un traumatisme crânien ou dans certaines maladies neurodégénératives par exemple.
D’autres approches complémentaires existent, comme les mesures physiologiques (rythme cardiaque, activité électrodermale) couplées à des tâches cognitives, qui permettent de voir comment le corps traduit l’influence des émotions sur nos performances.
Dans la vie courante, ces tests n’ont pas pour but de « classer » les gens. Ils aident plutôt à expliquer pourquoi un étudiant perd ses moyens en examen malgré un bon apprentissage ou encore par exemple pourquoi une personne blessée au cerveau peut être distante face aux émotions de ses proches. Dans la pratique, ces tests sont surtout utilisés en recherche et en clinique, mais ils nous apprennent beaucoup sur nos réactions de tous les jours. Ils peuvent aussi servir à cibler des stratégies de gestion du stress ou de rééducation cognitive. En ce sens, ils sont autant des dispositifs scientifiques que des outils qui révèlent la manière dont nos émotions jouent sur nos capacités à penser et à agir.
Quel rôle jouent la mémoire et les fonctions exécutives dans nos tâches quotidiennes?
La mémoire et les fonctions exécutives travaillent ensemble en permanence pour rendre nos actions fluides et organisées.
La mémoire, tout d’abord, n’est pas juste cantonnée à « se souvenir du passé ». La mémoire épisodique nous rappelle nos rendez-vous ou ce que nous avons prévu de faire par exemple. La mémoire de travail, elle, agit comme un bloc-notes mental : elle nous permet de garder en tête les étapes d’une recette en cuisine par exemple.
Les fonctions exécutives, elles, jouent le rôle de chef d’orchestre. Elles regroupent la capacité à planifier, à organiser, à gérer les priorités, à s’adapter si les circonstances changent. Par exemple, organiser sa journée suppose d’anticiper les tâches, d’évaluer le temps nécessaire, de hiérarchiser ce qui est le plus important. Et si un imprévu survient comme un appel urgent ou une panne de voiture, c’est la flexibilité mentale qui permet de réorganiser le programme.
On ne s’en rend pas toujours compte, mais ce duo mémoire–fonctions exécutives est mobilisé dans les tâches les plus simples : préparer les affaires des enfants le matin, faire ses courses avec une liste en tête, suivre une conversation animée en gardant le fil des arguments ou encore préparer un repas en coordonnant plusieurs plats qui doivent être prêts en même temps.
Lorsque ces capacités sont fragilisées, la vie quotidienne devient bien plus compliquée. On oublie un rendez-vous, on se perd dans les étapes d’une tâche, on a du mal à passer d’une activité à une autre. C’est pourquoi les rééducations insistent souvent sur ces deux piliers, et que dans la vie courante, de simples stratégies comme prendre des notes, établir des plannings visuels ou utiliser des rappels numériques peuvent compenser efficacement ces fragilités.
Fabrice Pastor, neuropsychologue, formateur et conférencier